Mémoire et scolarité : le sentiment d’être un OVNI
Aussi loin que remonte ma mémoire, et il faut dire qu’elle est très saccadée, je me suis toujours sentie comme un OVNI dans ma propre vie.
Déjà petite, je restais souvent dans mon coin, à observer les gens avant de m’approcher… ou de les laisser s’approcher. Cela me permettait de voir si nous partagions les mêmes valeurs, afin d’anticiper une éventuelle compatibilité avec moi. Probablement par peur d’être déçue ou trompée.
J’ai des souvenirs parfois très marqués, parfois transformés, voire faux, et d’autres périodes de ma vie sont de véritables trous noirs. Cette mémoire m’a toujours fait défaut, surtout à l’école, tout au long de ma scolarité.
J’ai toujours entendu dire : « la mémoire, ça se travaille », « si tu travailles bien, tu y arriveras ».
Sauf que je n’y suis jamais arrivée avec brio, malgré d’énormes efforts, beaucoup de temps passé à travailler, et un sacré paquet de crises de nerfs à mon actif.
Quand je devais travailler deux fois plus longtemps que les autres pour obtenir une note deux fois moins élevée, cela me paraissait profondément injuste. Je me disais que j’étais moins intelligente que les autres, que ce n’était pas juste.
La réussite scolaire était très importante dans ma famille, et je n’étais clairement pas à la hauteur.
Le décrochage scolaire
Quand j’étais enfant, j’étais scolarisée dans une petite école catholique. Nous portions l’uniforme et la blouse. Nos journées commençaient toujours par des prières.
Le système ressemblait un peu au Montessori : nous étions classés par tables de niveau, mais tous dans la même pièce.
Cette école a fermé lorsque j’étais en CM1. J’ai donc dû changer d’établissement pour une école privée beaucoup plus grande, où cette fois chaque classe était séparée dans une salle différente. J’ai du arrêter le piano, alors que cet instrument me passionné, et j’ai très très mal supporté ce changement. Je me suis sentie très triste et incomprise, et me ré adapter à un nouvel environnement a été très couteux psychologiquement. J’étais très déprimée et je pleurais beaucoup en cachette.
C’est là, selon moi, que mes véritables problèmes scolaires ont commencé.
Mon niveau en orthographe était alarmant. Mes parents ont été convoqués à plusieurs reprises. Il a finalement été décidé que je prendrais des cours de rattrapage le soir pour tenter de remonter ce niveau catastrophique avant l’entrée en 6e.
L’enseignante qui s’occupait de moi après l’école a été une véritable bouée de sauvetage. Quand je me sentais nulle, elle savait me redonner confiance. Voyant que j’avais énormément de mal à retenir les choses, elle avait mis l’accent sur les règles grammaticales de base et m’avait fourni des moyens mnémotechniques de relecture à appliquer systématiquement pour limiter mes erreurs dites « d’étourderie ».
À cette époque-là, seul l’orthographe posait réellement problème.
On me demandait de lire sans arrêt, prétextant que cela améliorerait mon niveau. Ma mère m’avait même abonnée à un système où je recevais un livre différent chaque mois.
Mais la lecture était très compliquée pour moi. J’étais incapable de me concentrer sur plusieurs pages d’affilée. Pire encore : je ne retenais absolument rien de ce que je lisais. Lire me donnait envie de dormir. J’avais l’impression que les lettres se chevauchaient. Et comme je n’avais pas choisi mes livres, ils ne m’intéressaient pas.
En 6e, j’ai survécu tant bien que mal, avec des notes très moyennes malgré un temps de travail conséquent et des efforts qui me semblaient immenses.
La chute en 5e : quand tout bascule
C’est en 5e que tout a basculé.
J’ai commencé à perdre pied dans plusieurs matières, notamment en mathématiques. Mes moyennes, déjà très fragiles, se sont effondrées pour ne plus jamais remonter.
Je travaillais des heures et des heures pendant que les autres jouaient. J’écrivais pour tenter d’entrer les choses dans ma mémoire, en vain. Je comprenais les règles, les démonstrations, j’apprenais mes leçons en écrivant encore et encore… mais rien n’y faisait. Les notes restaient catastrophiques.
Les remarques sur mes copies étaient toujours les mêmes :
« Élève sérieuse mais beaucoup d’étourderies »
« Manque de concentration »
Je ne voulais pas décevoir mes parents, qui répétaient sans cesse que quand on travaille sérieusement, les résultats finissent par arriver. Alors je fournissais toujours plus d’efforts, plus d’heures de travail, jusqu’à épuisement, crises de nerfs et sans jamais voir les notes remonter.
J’avais pourtant une ambition : devenir médecin comme mon père 5légiste pour ma part, car je trouvais les morts moins embêtants que les vivants!). J’étais fascinée par le corps humain et son fonctionnement. Mais j’ai très vite compris que ce ne serait pas possible pour moi…
Trouver sa place… en créant un personnage
C’est à cette période que j’ai commencé à trouver la vie difficile, injuste, et franchement dénuée d’intérêt.
Quoi que je fasse, ce n’était jamais suffisant.
Je passais des heures assise sur un banc, seule à observer les autres élèves. Parfois je jouais avec les copines, parfois je préférais rester seule.
Les gens me trouvaient bizarre. Alors j’ai décidé de leur donner de bonnes raisons.
J’étais toujours habillée en noir. On m’appelait « la sorcière » ou « Mercredi Addams ». J’avais du bagou, je ne me laissais pas embêter. Créer un personnage sombre, mystérieux et incontrôlable m’a permis de rester en paix toute ma scolarité. Personne ne m’a jamais harcelée, je faisais peur aux gens et cela me convenait très bien. J’avais quelques amis triés sur le volet, et souvent aussi bizarres que moi.
D’autres se faisaient harceler. Pas moi. Je passais donc une grande partie de mes récréations à défendre les laissés-pour-compte.
Je me posais déjà des questions existentielles qui, je le voyais bien, n’étaient absolument pas d’actualité pour les autres ados de mon âge. La principale : Pourquoi j’existe pour être témoin d’autant de souffrance et d’incohérence dans ce monde ?
Une vision du monde déjà en décalage
Pour moi, la vie était une souffrance, une lutte permanente.
Passer mes journées assise entre quatre murs à apprendre des choses qui, pour la plupart, ne m’intéressaient pas était extrêmement compliqué.
Tout ça pour quoi ?
Trouver un travail, repasser sa vie entre quatre murs pour gagner de l’argent, payer un logement, manger, consommer… et finalement ne rien faire de sa vie ?
L’orientation : la première lueur de sens
Arrivée en 3e, s’est posée la question de l’orientation.
J’ai effectué mon stage d’immersion chez un opticien indépendant, chez qui ma mère était cliente. Et là, ce fut un véritable coup de foudre.
Un métier aux multiples facettes :
• un côté technique et manuel (atelier, soudures, taille des verres),
• un côté mode et création (formes, styles, couleurs),
• un côté médical presque magique : redonner une bonne vision aux gens.
Et seulement deux ans d’études après le bac.
Un métier qui avait du sens pour moi.
Mais en fin d’année, on m’a proposé une orientation en BEP/CAP, précisant que j’avais des capacités intellectuelles limitées…. Les professeurs ont expliqué à mes parents que je n’avais pas le niveau requis pour une seconde générale, et encore moins pour un bac scientifique.
Mes parents ont refusé cette proposition d’ orientation précoce. Avec le recul, je pense qu’ils n’avaient pas tort : à 14 ans, on est encore bien jeune pour figer son avenir.
J’ai obtenu mon brevet des collèges. Ma première vraie récompense.
Le lycée : persévérer coûte que coûte
Sans surprise, la seconde générale a été un véritable calvaire.
Mais j’avais un objectif : obtenir un bac scientifique et devenir opticienne.
Je n’arrivais jamais à noter tout ce qui était dit en cours. Me concentrer pour écouter et écrire en même temps était extrêmement difficile. Je passais donc mes récréations à recopier les cahiers des premiers de la classe.
Encore une fois, je voyais bien que je ne fonctionnais pas comme les autres. Mais je n’avais pas le choix : il fallait m’adapter pour ne pas sombrer, assurer mon avenir et ne pas décevoir mes parents.
Les années suivantes ont été une succession de moyennes fragiles, d’encouragements tièdes et de phrases assassines :
« Élève sérieuse mais niveau insuffisant »
On m’a proposé des redoublements, des réorientations. On m’a répété que je n’avais rien à faire là. Un enseignant m’a même dit que ma place était en BEP CAP coiffure.
Ils avaient raison : j’ai raté mon bac. La première fois.
Mais j’étais au rattrapage. Encore une fois, grâce au travail acharné.
J’ai redoublé ma terminale et obtenu enfin ce fichu bac, indispensable pour mon BTS d’optique.
L’école d’optique et le chantage financier
J’ai intégré une école privée d’optique, malgré un dossier très moyen.
Là encore, le calvaire a continué. Beaucoup de calculs. Beaucoup trop pour moi. Et une pression financière énorme : 8 000 € l’année, plus le logement, la nourriture, les transports…
Je plafonnais à 9,5 de moyenne. On m’a proposé de redoubler.
Un redoublement à 8 000 €.
J’ai demandé à redoubler dans le public, plus près de chez moi. Refus catégorique : « C’est nous qui payons, tu n’as pas ton mot à dire ».
Ce jour-là, ils ont réveillé ma spirale d’indépendance.
L’alternance : enfin respirer
J’ai décidé de rentrer chez moi et de finir mon diplôme en alternance.
J’ai préparé un CV, enfilé une robe bohème blanche, et fait le tour des magasins.
Après plusieurs refus, je suis entrée dans un grand magasin de centre commercial. J’ai demandé à voir le patron. Il m’a demandé :
« Pourquoi devrais-je vous embaucher ? »
Je lui ai dit la vérité.
Deux jours plus tard, il me rappelait.
« Je n’ai besoin de personne, mais votre personnalité et votre motivation m’ont convaincu. »
Deux jours par semaine à l’école, le reste sur le terrain, à apprendre du concret, à bouger, avec un salaire à la clé.
Enfin.
Aujourd’hui : comprendre, déculpabiliser, avancer
J’en ai longtemps voulu, et je leur en veux encore parfois, à certains enseignants.
Certains m’ont portée, adaptée, comprise. D’autres m’ont humiliée, rabaissée, et ont voulu décider à ma place de ce dont j’étais capable.
L’école a été une véritable torture morale. J’y ai perdu une grande partie de ma confiance en moi.
Mais paradoxalement, c’est aussi grâce à ces épreuves que j’ai appris à me dépasser.
À 43 ans, grâce à une bonne psychiatre, j’ai entrepris des tests.
Le verdict est tombé : surdouance, TDAH et autisme Asperger.
Tout a pris sens. Et surtout, j’ai découvert que je n’étais pas stupide, bien au contraire!
J’ai enfin trouvé la notice de fonctionnement de moi-même.
Aujourd’hui, je comprends.
Je déculpabilise.
Et je mesure à quel point être bien accompagné change tout pour sortir d’une dépression qui semblait sans fin… et sans cause apparente.

